Passage(s)

Exposition de 9 doctorants en Arts Plastiques et Sciences de l’art de l’Université de Paris 1.

Oct 2008

Du 3 au 16 Octobre 2008

ArgentineLee – Isabelle Boitel – Isabel Da Cunha De Almeida – Nikoleta Kerinska – Christalle Mas – Suzanne Müller – Cheng-Yu Pan – Ghislaine Perichet – Edouard Rolland

Exposition de 9 doctorants en Arts Plastiques et Sciences de l’art de l’Université de Paris 1.

“La notion de « passage » est complexe, d’autant plus qu’elle est affublée ici d’un énigmatique « s » entre parenthèses, comme si justement on cherchait à ménager un passage entre le singulier et le pluriel, entre l’abstraction de la notion et la multiplicité des sens que l’on peut lui accorder. Ce sont autant de passages entre des pratiques artistiques diverses puisque la photographie, l’installation, la vidéo et la peinture sont convoqués. Ce sont autant de passagers clandestins, qu’ils soient artistes ou spectateurs…

Des voyages géographiques et urbains, entre réalité et fiction…

Le passage est un voyage entre des mondes, entre des territoires, entre des pays. Argentinelee, dans son installation vidéo, propose en ce sens de créer une passerelle digitale entre la France et la Corée, Paris et Busan, l’ouest et l’est : elle donne à voir un monde bipolaire où c’est le cosmos qui permet la communication, qui permet au passage d’exister : le « Digicosmos » est la matrice des échanges, la matrice d’un tissu en mouvement perpétuel à l’intérieur duquel les passages migratoires se réalisent.
Il y a aussi des migrations à plus petite échelle, des mouvements au cœur de la ville. Ainsi, Isabelle Boitel, dans ses « Impressions périphériques », met en scène le boulevard périphérique parisien en posant la question géographique du centre et de la périphérie, c’est-à-dire des routes innombrables qui sont censées mener à un noyau hypothétique et fantasmé. S’il y a là le passage entre deux entités distinctes, Isabelle Boitel cherche également à passer de la réalité au rêve : le passage est alors l’évasion d’un régime de réalité à un autre, une fugue vers l’imaginaire et la fiction. L’œuvre abrite le passage d’un monde prosaïque et quotidien (le périphérique) à un monde onirique visuellement pictural en passant d’un medium à un autre, de l’image vidéo à la peinture. Avec Isabelle Boitel, le rêve se glisse dans le passage lui-même.
Plus aérienne, Suzanne Müller s’engage dans une exploration du paysage berlinois vu du métro. Dans ses photographies, un même personnage surgit et s’empare de l’espace de la ville et fixe le spectateur d’un air inquisiteur, le doigt pointé vers lui : ce personnage à l’« étrange regard » est un passager fantôme de ce paysage urbain, il en est aussi l’acteur et le voyeur, il est d’ailleurs sans doute le reflet du spectateur, lui-meme passager du métro et passager de l’œuvre. Suzanne Müller n’est pas la seule à créer un personnage, comme si la question du passage invitait à la confusion des mondes, incitait à franchir le mur de la fiction.
En effet, Isabel Da Cunha de Almeida crée le personnage de « Z-héros » dans ses photographies. Chez elle, le passage s’effectue entre le Brésil et la France, la réalité et la fiction, la photographie et la ruse de la représentation : elle construit une réalité fictionnelle en mettant en scène son personnage. Elle détourne l’indicialité photographique au profit de l’imaginaire. De manière similaire, Cheng-Yu Pan donne à voir une Terre virtuelle et satellitaire dans des photographies où d’étranges figures tutélaires et religieuses regardent le spectateur en surplombant le monde.
Avec ces artistes, l’image devient le rhizome d’une représentation critique du monde. Le passage est avant tout détournement et transformation de l’image réalité, un engagement vers les contrées du rêve et de la poésie.

Dérives poétiques : le passage comme confusion des genres

Cette exposition est dominée par la poésie : elle est non seulement hantée par Rimbaud et Verlaine, mais elle propose aussi d’entrer au cœur du dispositif poétique. À ce titre, Christelle Mas travaille à rendre le langage matériel et visuel, en mettant notamment face à face des photographies et des installations. Son travail est une tentative de fusion de la métaphore poétique et de l’objet : en disposant des œufs sur le sol de la galerie, elle invite le spectateur à devenir lui-même poète, à s’adonner à l’association d’idées, à vivre le délitement du langage en matière. Christelle Mas crée une histoire à partir d’éléments formels ; elle donne corps à des poèmes mentaux tout en questionnant notre quotidien le plus intime, la nourriture que nous ingérons tous les jours, entre suspicion et toxicité…
Si le passage est une voie d’accès privilégiée vers le poème, c’est sans doute l’œuvre de Nikoleta Kerinska « Visual Poems 1 » qui le prouve le mieux. En effet, par l’animation numérique et l’image 3D, elle cherche à donner au langage toute sa potentialité visuelle. Le langage devient véritablement un « être vivant », le lieu de passage entre l’œil et l’oreille, la vue et le son, la graphie et le sens. En créant son alphabet du son, Nikoleta Kerinska fait du langage visuel un code à déchiffrer, un code fait d’ondes sonores. Celle-ci offre au spectateur une véritable expérience poétique puisqu’elle lui fait vivre une expérience de correspondance baudelairienne. Dès lors, la synesthésie des sensations propre à l’écriture poétique s’incarne dans le regard du spectateur.

De la vie à la mort

La question du passage appelle intrinsèquement celle du passage de la vie à la mort, celle de l’être passager et éphémère. À cet égard, l’installation de Ghislaine Perichet est particulièrement significative. Chez elle, le passage est conçu de manière négative : le passage est une obstruction et un empêchement. En plaçant le spectateur face à de lourdes portes closes, le passage est littéralement impossible, comme interdit. Pris dans le faisceau lumineux de la projection, les spectateurs deviennent alors des ombres monumentales, condamnées à errer dans un purgatoire imaginaire. Les fantômes règnent alors en maîtres, peut-être parce qu’ils ont la possibilité de traverser les murs, de sortir de leur prison…
Enfin, Edouard Rolland pose aussi la question de la mort dans une installation-sculpture à partir de cinq structures en bois et d’une « empreinte ». Ces éléments appartiennent à un espace incertain entre l’équilibre et la gravité, la verticalité et l’horizontalité, l’élévation et la chute. Ce que cherche Edouard Rolland c’est avant tout à dialectiser l’idée de chute suicidaire : en se détruisant, quelque chose se construit paradoxalement, et c’est dans cette destruction que l’artiste éprouve sa non-maîtrise face à la matière, la puissance de l’accidentel et de l’inattendu. Comme les ombres de Ghislaine Perichet, les planches d’Edouard Rolland sont entre la vie et la mort, dans un étroit passage du temps auquel seul l’art peut accéder.
Ces neuf artistes — par leurs installations, photographies et vidéo — s’emparent de la question du passage non seulement pour l’enrichir, la densifier, mais aussi pour la mettre en procès. Ils ne se contentent jamais de l’anecdote ou de l’illustration, mais décident d’entrer au cœur du concept philosophique du (des) passage(s) avec les moyens de l’art.

Cette exposition montre avant tout que le passage est toujours déjà un chemin de traverse, une prise de risque, un véritable passage à l’acte”.

Léa Bismuth (Maître de conférences en Esthétique – Université Paris8)