Julien Discrit & Laurent Montaron

L'oiseau sur la la branche

Nov 2023

EXPOSITION DU 29 NOVEMBRE AU 20 DÉCEMBRE 2023

Pas de faute de frappe, ni de coquille. En s’y reprenant à deux fois pour le lire, le titre, mis en page par Laurent Montaron, porte bien une répétition qui est le fil conducteur de cette collaboration inédite entre les deux artistes. Cette répétition introduit les deux autres notions de mémoire et de langage, ainsi que la temporalité auxquelles elle est intrinsèquement liée. On ne saurait aller plus avant sans mentionner Héraclite dont la célèbre maxime n’en finit pas d’être reprise quand il est question du temps. Laurent Montaron donne ainsi le ton de l’exposition avec une photographie du Caÿstre. Ce fleuve, situé non loin d’Ephèse, une ancienne cité grecque désormais en Turquie, renvoie tant à l’ouvrage de logique auquel il prête son nom, qu’à Héraclite, philosophe grec né dans cette ville côtière. De là à ne jamais se baigner deux fois dans la même rivière, il n’y a qu’un pas. Le fleuve devient la métonymie de tout une conception du temps, et le témoin contemporain de l’époque révolue d’Héraclite.

A défaut de vivre dans une boucle temporelle, il est courant d’imiter artificiellement un contexte pour mettre en scène une fiction fondée sur le réel. Si c’est le cas du cinéma, il en va de même pour Julien Discrit qui reproduit le souvenir d’une heure, d’un jour, d’un lieu, d’un mois dans l’installation in situ Décalques (Ciel voilé et soleil couchant d’un après-midi d’été sur les bords du fleuve Saint-Laurent, près d’une pile du pont Jacques Cartier, le 27 juillet 2015 à 19h58). Il rejoue ainsi, par la seule colorimétrie de la lumière, une ambiance perçue en 2015. La réitération de cette œuvre dans de multiples endroits génère nécessairement des variations qui constituent l’essence même de ce travail : le souvenir emporté et le souvenir mimé ne se rencontrent jamais, ils se superposent. Quel degré de réalité est donc le véritable ?

Dans un film tourné au Memory Care Center de San Diego en Californie, Julien Discrit propose une déambulation dans un espace reconstitué de toutes pièces, qui fige le contexte spatio-temporel en 1958. Centre utilisé à des fins palliatives auprès des personnes atteintes de démence ou d’Alzheimer, ces dernières trouvent un réconfort dans la réminiscence et vivent un instant dans une fiction orchestrée. Si le film comporte une bande-sonore qui lui est propre, le caractère collaboratif de l’exposition a été privilégié, et elle se superpose désormais jusqu’à se fondre avec l’œuvre sonore Sans titre (Sync) de Laurent Montaron qui habite l’espace phonique de la salle principale. Cette dernière est d’ailleurs analogue au court-métrage puisqu’elle propose une expérience acoustique résultant de la désynchronisation très légère de deux notes fixes qui créent une pulsation, autrement dit une troisième note fantôme, une fiction acoustique.

Ce décalage perceptible trouve un écho dans le fonctionnement de l’Intelligence Artificielle, puisque celle-ci, nourrie par une base de données, produit des images de moments qui n’ont jamais existé mais qui, basées sur un apprentissage, en sont une version convaincante. Ce réalisme, qui émane de « substituts » rappelons-le, n’en finit cependant pas d’interroger notre propre fonctionnement cognitif et sa « fiabilité », à travers la mémoire ou le souvenir. Les trois vitrines extérieures, avec l’oeuvre Alphábêtos, sont le support d’apprentissage de cette IA calqué en regard de celui des enfants qui apprennent à écrire. Sont ainsi générées des lettres sans signifiant assemblées de manière aléatoires et tracées répétitivement dans le blanc de Meudon étalé sur les vitres, à l’image de la soupe blanche qui occulte les chantiers en cours. Véritable environnement plastique, cette exposition se donne par conséquent avant tout comme un effet, une expérience esthétique à découvrir de multiples fois pour en vivre toutes les variations.

Amélie Boulin