DU 3 AU 20 FÉVRIER 2015
En 1992, Sylvie Blocher a décidé d’arrêter toute fabrication d’objets pour, dit-elle, travailler et tourner avec un « matériau dangereux » : des personnes inconnues, rencontrées par annonces aux quatre coins du monde. Elle les reçoit dans un studio improvisé et leur demande de regarder face à la caméra : de porter une Adresse à un autre, imaginaire, projeté par-delà l’écran. Elle, se tient hors champ sur le côté, et engage avec eux une conversation – coupée au montage. Sous ce dispositif, 22 installations vidéos ont ainsi été réalisées, rassemblée sous le titre générique de Living Pictures. Certaines réunissent des groupes selon un critère d’appartenance (ce que l’artiste appelle des « faux groupes) : des chercheurs du CERN à Genève – Mediation Room, 2001– ; des milliardaires de San Francisco – Men in Gold, 2007 – ; des chauffeurs de taxi illégaux de Toronto – Them[selves], 1998. D’autres font simplement appel à des habitants : de Buenos Aires – Dignidad, 2002 – ; de Bruxelles – For Ever, 2000 – de la Nouvelle-Orléans – What’s belong to them, 2003. Toutes font entrer dans l’espace de l’art des personnes qui n’y sont jamais invitées.
Les Living Pictures, ainsi que l’expression le suggère, se rattachent tout autant à une tradition picturale que vidéo ; raison aussi pour laquelle les vidéos sont toujours présentées dans une installation et jamais simplement projetées. Le projet vise à « rendre la parole aux images », à redonner, à ceux que l’artiste appelle ses modèles, une parole et, à travers elle, une singularité mais aussi à « faire parler les corps », à approcher un moment où quelque chose se défait et se recompose : un instant fugitif où le corps lâche, s’abandonne, échappe à sa propre image et fait l’expérience de sa propre altérité.
Cette « gymnastique de l’altérité » comme aime à la nommer l’artiste traverse l’ensemble de l’œuvre. Un jeu de l’altérité de soi à soi, mais aussi dans le mouvement d’Adresse des personnages aux spectateurs, ou encore dans la relation souvent éprouvante entre l’artiste et ses modèles, qui interroge la construction de notre identité : celle de chacun singulière, mais aussi celle qui se construit dans la relation à une communauté.
Cette question de la construction communautaire, au travers notamment de celle de l’identité nationale est au cœur l’installation vidéo présentée dans la galerie Michel Journiac, Tournée à Penrith, dans la banlieue de Sydney, ville-dortoir de la classe moyenne où domine un certain ennui et dont certains quartiers sont d’une grande pauvreté, What is Missing (2010), produit à l’occasion d’une exposition monographique de l’artiste au musée d’art contemporain de Sydney, est une vidéo sur le manque. « En banlieue, explique l’artiste, les habitants ont toujours l’impression de ne pas etre aussi “bien” que ceux qui habitent les grandes villes et qu’ils regardent de loin. Ils se sentent très souvent exclus. Cela entraîne toutes sortes de comportements de réclusion et d’incertitudes identitaires. » Si What is Missing adopte le dispositif de tournage propre aux Living Pictures, l’image présente toutefois une particularité : Sylvie Blocher a en effet filmé chaque participant d’abord à droite de l’image, puis à gauche de l’image en leur racontant à nouveau ce qu’il venait de dire. Elle a ensuite assemblé les deux segments d’image. On voit ainsi leurs corps se dédoubler, comme s’ils étaient avec leurs jumeaux-(elles) et leurs regards réagir à leurs propres paroles. Tournée dans une banlieue australienne, What is Missing, comme bon nombre de Living Pictures, dépasse ce simple cadre local : ses personnages nous parlent depuis Penrith aussi de nos banlieues, de nos manques et de nos peurs, à l’image de cette jeune fille qui ouvre la vidéo se demandant ce qu’il peut bien manquer dans l’hymne national de son pays…